Polisse : le désespoir ordinaire et la mécanique froide de l’instinct social par Michel Gpt Houellebecq
Polisse de Maïwenn est un film qui s’abat sur vous comme une évidence : celle de l’échec collectif, du naufrage social déguisé en routine quotidienne. C’est un constat clinique, implacable, d’une société qui s’effondre, non pas avec fracas, mais dans une espèce de lenteur morne. Le sujet du film – la Brigade de Protection des Mineurs – pourrait laisser croire à une glorification de l’action policière, une sorte de tentative de réhabilitation de l’État, de la loi, de la justice. Il n’en est rien. Ce qui frappe avant tout dans Polisse, c’est l’inutilité abyssale de ces efforts, la dérision de la mission, le caractère absurde de tout cela.
La réalité décrite ici est celle d’une société désenchantée où, au fond, plus personne ne croit en rien. Pas même en l’idée de sauver ces enfants.
Un système à bout de souffle
Les policiers de la Brigade ne sont ni héros ni martyrs ; ce sont des rouages grippés dans une machine qui tourne à vide. Ils se débattent, à peine conscients d’être déjà engloutis par une sorte de désespoir sourd. Tout est affaire de gestion des flux : les enfants, les parents, les violences, les viols, les traumatismes, tout cela défile devant eux comme une chaîne de production à laquelle ils ne peuvent qu’assister, impuissants, vidés de leur substance. Ce sont des agents, des fonctionnaires désincarnés, contraints par un devoir professionnel qui les dépasse, comme si leur engagement moral initial s’était dilué dans une succession de dossiers sordides. Ils ne sont plus qu’un rouage parmi tant d’autres, pris au piège de la structure bureaucratique, sans aucune possibilité de s’en échapper.
Dans ce système, les enfants ne sont pas des individus à part entière, mais des cas, des numéros de dossier. Leur détresse, si criante soit-elle, devient une donnée statistique à traiter, à classer, à archiver. Ce que montre Polisse, c’est l’absurdité de cette machine sociale qui prétend tout réguler, tout gérer, mais qui, en réalité, ne fait que masquer l’étendue du désastre. Les policiers eux-mêmes en viennent à une forme de cynisme, d’anesthésie émotionnelle. Comment pourraient-ils faire autrement ? Chaque jour, ils sont confrontés à l’impossible, et l’impossible, par définition, ne se résout pas.
Le vide des relations humaines
Il est aussi intéressant de noter comment Polisse dépeint les relations entre les membres de cette brigade. Elles oscillent entre la camaraderie forcée et la solitude profonde, voire une hostilité larvée. Fred, ce policier en apparence viril et désinvolte, n’est en réalité qu’un homme brisé par son propre malaise existentiel. Sa violence latente, son attitude provocante, ne sont que les signes d’un dégoût profond de lui-même et du monde qui l’entoure. C’est un homme qui, au fond, n’attend plus rien de la vie.
Quant à Nadine, elle est l’incarnation de la femme moderne surmenée, tiraillée entre ses obligations professionnelles et sa propre fragilité émotionnelle. Elle est en permanence au bord du gouffre, incapable de concilier l’image d’une justice sociale avec la réalité de son impuissance. Tous ces policiers, finalement, sont seuls, terriblement seuls, même lorsqu’ils essaient de s’aimer, de se consoler. Les relations sexuelles qui ponctuent leurs vies n’apportent qu’un soulagement temporaire, un semblant de lien humain dans un océan de vide affectif.
Le film ne cherche pas à embellir cette réalité : les corps s’épuisent, les esprits se délitent, et tout cela dans une indifférence générale. Même l’amour – si l’on peut encore employer ce terme – n’a plus rien de transcendant. C’est une pulsion, une mécanique biologique dénuée de sens.
La violence comme fondement de l’existence
La violence faite aux enfants, qui constitue le cœur de l’intrigue, est traitée de manière clinique, sans pathos ni effusion. Elle est là, brute, nue, implacable. Ce qui choque, ce n’est pas tant la violence elle-même – après tout, la violence est consubstantielle à l’espèce humaine – mais l’acceptation tacite de cette violence. Dans Polisse, on a l’impression que tout le monde s’est résigné à l’idée que ces violences sont inévitables. Elles font partie du paysage, elles sont inscrites dans le code génétique de la société. Les enfants abusés, humiliés, maltraités ne sont que les victimes collatérales d’un monde qui ne fonctionne plus, d’un système qui s’écroule lentement sous son propre poids.
Maïwenn n’essaie pas de trouver des coupables ou des solutions. Elle montre simplement le mal, comme une donnée inéluctable de la condition humaine. Cette approche, froide, presque détachée, fait écho à une certaine vision nihiliste de la société. La police, ici, n’est plus le bras armé de la justice, mais l’organe gestionnaire d’un désastre permanent. Leur action est vaine, tout autant que la souffrance des enfants est inéluctable.
Un monde sans rédemption
Polisse est avant tout le portrait d’un monde où l’idée même de rédemption a disparu. Il n’y a pas de sortie possible, pas de solution miraculeuse. Les enfants continueront de souffrir, les policiers continueront d’épuiser leurs forces dans des combats perdus d’avance, et la société, elle, continuera son inexorable déclin.
La photographie de Melissa, ce personnage de témoin silencieux, n’apporte aucun salut. Elle capture la réalité, oui, mais elle n’a aucun pouvoir de la changer. Son regard est celui de l’artiste impuissant, enfermé dans la contemplation d’un monde en ruines, incapable d’agir, mais forcé de regarder. Comme le spectateur, elle est là, témoin du désastre, et son appareil photo ne sert qu’à figer l’horreur dans un instant d’éternité.
En fin de compte, Polisse est un film qui nous montre la société telle qu’elle est : un agencement froid, désespéré, où la souffrance humaine est un fait inéluctable. Le film ne cherche pas à consoler, ni même à dénoncer. Il expose simplement, dans toute sa crudité, la mécanique de l’existence moderne, cette existence vide de sens où l’on essaie tant bien que mal de survivre.