Polisse ou l’effondrement du langage et de la morale par Pier Paolo Gpt Pasolini
Dans Polisse, Maïwenn dévoile les entrailles d’une société qui ne veut plus se reconnaître. À travers le regard cru de la Brigade de Protection des Mineurs, le film dépeint un monde en décomposition, où les marges, les périphéries de l’humanité, sont devenues la norme. Les corps fragiles des enfants, les cris, les silences lourds des adultes dévastés, tout semble saturé de cette désintégration morale, de cette faillite collective à laquelle nous avons consenti sans même le comprendre.
Le film ne prétend pas dénoncer une réalité sociale particulière ; il ne s’agit pas d’un film militant ou d’une chronique didactique sur les institutions. Polisse dépasse ces cadres traditionnels. Maïwenn nous offre une vision apocalyptique de l’ordre social, une vision où l’horreur du quotidien est vécue comme un acte de survie, où le corps humain – enfant comme adulte – est exploité, oublié, réduit à l’état de marchandise ou de témoignage déchiré.
La violence quotidienne, miroir de l’effondrement
Dès les premières scènes, Maïwenn installe une atmosphère suffocante où la violence n’est jamais spectaculaire, mais omniprésente, banale. Les policiers de la BPM ne sont ni des héros ni des protecteurs au sens classique. Ce sont des individus pris dans un système qui ne les dépasse même plus, car ils en sont devenus les rouages. La violence qu’ils affrontent au quotidien, les abus infligés aux enfants, la désintégration des familles, tout cela semble avoir perdu son caractère exceptionnel. C’est un état permanent, une violence ordinaire qui ne scandalise plus, qui ne choque plus.
Maïwenn filme cette violence non pas comme un simple phénomène social à analyser, mais comme une condition existentielle. La violence est le seul langage encore intelligible dans ce monde qui a renoncé à toute forme de transcendance. Elle est devenue une sorte de nouvelle norme, de rituel perverti, où les figures de pouvoir (ici les policiers) ne sont plus des figures d’autorité, mais des spectateurs impuissants, souvent complices de l’effondrement qui les entoure. Le film ne cherche pas à nous faire pleurer sur le sort des victimes ; il nous montre, sans filtre, la continuité tragique entre bourreaux et victimes, et la manière dont la société moderne a cessé de faire la différence entre ces deux états.
L’effondrement du langage et de la morale
La grande force de Polisse réside dans cette capacité à révéler la décomposition non seulement des corps et des esprits, mais aussi du langage lui-même. Les dialogues entre policiers, souvent d’une trivialité choquante, sont marqués par une vulgarité presque rituelle, qui révèle une absence totale de connexion avec la gravité des situations qu’ils affrontent. Mais cette vulgarité n’est pas gratuite : elle est le symptôme d’une société qui a perdu ses valeurs, son cadre moral. Les policiers ne sont plus capables de formuler une pensée cohérente sur ce qu’ils voient, sur ce qu’ils vivent. Leur langage est réduit à des phrases courtes, des cris, des plaisanteries déplacées, comme si le monde autour d’eux n’était plus compréhensible.
C’est là que Polisse touche à une vérité que peu de films osent aborder. Ce n’est pas la misère sociale ou l’injustice qui domine ici, mais la perte de toute capacité à formuler un sens face à cette misère. L’effondrement du langage, dans Polisse, est l’effondrement de la possibilité même de penser le monde autrement que par le prisme de la désillusion et du cynisme. Maïwenn filme ces personnages comme des naufragés, condamnés à flotter sur une mer de débris, incapables de se raccrocher à un quelconque idéal.
Les policiers comme figures du désespoir
Les policiers de la BPM ne sont pas des sauveurs. Ce sont des figures du désespoir, des témoins impuissants de la destruction systématique des vies qui leur sont confiées. Leur travail est un rituel vide de sens, une répétition quotidienne de gestes qui n’ont plus d’effet sur le réel. Fred, incarné avec une intensité nerveuse par Joey Starr, est l’incarnation de cette impuissance enragée. Son personnage est pris dans une boucle sans fin, où la confrontation avec le mal ne produit plus de catharsis, mais simplement une accumulation de rage. Il est en guerre, non pas contre la criminalité ou la délinquance, mais contre la vacuité de sa propre existence dans un monde qui n’offre plus de rédemption.
Les autres policiers, notamment Nadine, sont eux aussi des figures tragiques de cet effondrement. Nadine, perdue dans ses propres tourments, n’a plus la force de croire en quoi que ce soit. Sa désillusion, son cynisme croissant face aux horreurs qu’elle doit affronter, font d’elle une figure pasolinienne par excellence : une femme qui, face à la brutalité de la vie, a perdu tout sens de la justice ou de l’espoir. Mais ce cynisme, loin d’être une posture, est une réponse organique à l’inhumanité du monde qui l’entoure.
Le corps, lieu du sacré et de la profanation
Maïwenn filme les corps avec une attention presque religieuse. Les corps des enfants abusés, des parents désespérés, des policiers épuisés, tout est montré avec une frontalité qui rappelle l’esthétique néoréaliste. Mais ces corps ne sont plus des lieux de transcendance ou de révolte. Ils sont des lieux de souffrance, de profanation. Le corps dans Polisse est à la fois le lieu où s’inscrit la violence sociale et le seul espace où subsiste une forme de vérité. Les policiers eux-mêmes, dans leur manière maladroite d’exprimer leurs émotions à travers leurs gestes, leurs colères, leurs rires nerveux, révèlent cette incapacité à sublimer ce qu’ils vivent autrement que par le corps.
Le corps devient ainsi un vecteur paradoxal dans Polisse. Il est à la fois le lieu de l’abandon (celui des enfants) et celui de la résistance, de la survie (celui des policiers). Maïwenn nous montre que dans un monde où tout s’effondre – la morale, le langage, l’autorité – il ne reste que les corps pour témoigner de la réalité. Mais ces corps sont eux aussi condamnés à la dégradation, au dépérissement. Il n’y a pas de sacralité dans Polisse, il n’y a que des vestiges de ce qui aurait pu être sacré, mais qui a été détruit par la violence du monde moderne.
La société contemporaine : une Rome en ruine
Comme je l’ai souvent dit, la modernité est une Rome en ruine, une civilisation qui a perdu tout lien avec ses valeurs originelles, qui se consume dans le vide. Polisse est l’illustration parfaite de cet effondrement. Maïwenn filme la société contemporaine comme un champ de ruines, où les structures sociales – la famille, l’État, la justice – sont des reliques mortes. La brigade de protection, censée être un rempart contre la barbarie, est en réalité une institution vidée de sa substance, incapable de protéger qui que ce soit.
Les policiers eux-mêmes, loin d’incarner une quelconque autorité, sont des figures fragiles, en équilibre sur le bord du précipice. Ils ne croient plus en leur mission, et à travers eux, c’est la société tout entière qui semble avoir renoncé à elle-même. La société de Polisse n’est plus capable de se défendre, elle est devenue son propre bourreau, et c’est précisément cette auto-destruction que Maïwenn capte avec une justesse effrayante.
Un film de la fin des temps
Polisse est un film de la fin des temps, un film où l’effondrement de la société n’est pas à venir, mais déjà en cours. Maïwenn ne nous offre aucune rédemption, aucune sortie de secours. Elle nous laisse face à ce monde dévasté, ce monde où les institutions ne sont plus que des simulacres, où les êtres humains ne sont plus que des fragments de leurs anciennes grandeurs. C’est une œuvre sombre, radicale, qui ne cherche pas à plaire, mais à exposer avec brutalité cette vérité dérangeante : la société moderne est une machine à détruire l’innocence, et ceux qui tentent de la protéger sont eux-mêmes condamnés à en subir les conséquences.